Culture

Promotion des langues locales / Président de l’AILM : « Vous allez beau connaître toutes les langues du monde, mais si vous ignorez la vôtre, vous êtes analphabète »

L’enracinement culturel des citoyens nouveaux demeure une préoccupation pour bon nombre de contemporains.

Le président de l’Académie ivoirienne des Langues maternelles (AILM), M. Adoua Kouassi, s’inscrit dans cette logique. Dans un entretien accordé ce mardi 15 mars, dans les locaux de la structure sise à Abidjan, Cocody Plateau Dokui, il dévoile le projet de l’équipe en faveur de l’appropriation des langues locales, tout en appelant à un élan national.
Bonsoir Monsieur. Présentez-vous aux internautes.
Bonsoir à tous. Je suis M. Adoua Kouassi, administrateur des services financiers au Trésor, par ailleurs président de l’Académie ivoirienne des Langues maternelles (AILM).

Depuis quand cette académie a vu le jour ?
L’académie a été portée sur les fonts baptismaux depuis le 10 novembre 2010. Et depuis lors, nous essayons de faire notre petit bonhomme de chemin.

Pouvez-vous nous dire d’où est venue l’idée de la mise en place de cette académie ?

L’idée, c’est que nous avons senti en nous la vocation de créer cette académie, à l’effet d’aider les pays africains à avancer. Parce que nous nous sommes rendu compte qu’aucun développement ne peut se faire sans la culture. Malheureusement, on a abandonné nos langues, fondements de notre richesse, intelligence et sagesse. Nous avons adopté, de façon unilatérale la langue étrangère. Nous avons décidé donc d’aider à promouvoir ce pan essentiel de notre culture.
Car vous allez beau connaître toutes les langues du monde, mais si vous ignorez la vôtre, vous êtes analphabète.

Peut-on savoir en quoi consiste votre politique en matière de promotion des langues locales ?

Notre mission, nous pouvons la résumer en trois points. Nous sommes porté vers la sensibilisation, promotion et la vulgarisation des mangues locales par l’enseignement. Avant, la Côte d’Ivoire ne célébrait pas la journée internationale des langues maternelles. C’est grâce à notre mission de sensibilisation que les autorités ont décidé de célébrer officiellement, depuis 2010, la journée des langues maternelles.

Nous essayons de montrer aussi aux uns et autres que les langues étrangères, le français, au niveau de la Côte d’Ivoire, l’anglais, ailleurs dans d’autres pays africains, ne peuvent nullement remplacer la langue locale, parce que chaque langue est le reflet de l’intelligence, la connaissance du milieu dans lequel nous vivons.

Nous avons démontré aussi que sans l’intégration des langues locales dans les politiques d’éducation, le projet d’alphabétisation ne peut pas prospérer en Côte d’Ivoire, ce qui d’ailleurs a motivé les autorités à initier des projets en la matière.

Au niveau de la production, avec la survenue de la crise sanitaire liée au Covid, notre élan a été freiné. Mais nous avons déjà produit six livres en langue Bron et Attié. Nous avons sollicité également l’Institut de Linguistique appliquée (ILA), qui a produit la plupart des livres en diverses langues locales, disponibles dans nos rayons.

Aujourd’hui, notre nouvelle vision, c’est d’élaborer des livrets d’apprentissage dans chaque langue du pays, en commençant par les plus émergentes.

Parlant de vos programmes d’enseignement, quelles sont vos cibles ?

Qui parle de langue parle d’alphabétisation, d’apprentissage. Comme c’est quelque chose de nouveau, nous avons voulu commencer par les dames du marché. Entre midi et 15h, elles viennent apprendre à lire et à écrire, en français. Notre vision, c’est d’assurer un enseignement bilingue. Dès la semaine prochaine, nous allons introduire les langues locales, en fonction de l’appartenance ethnique de nos cibles, notamment l’Agni, le Baoulé et le Dioula, pour qu’elles soient équilibrées.

A côté de ces dames, nous avons les enfants, ceux qui n’ont pas eu la chance d’aller à l’école et ceux qui sont à l’école classique. Nous essayons de les mettre à niveau. Aussi, les samedi, de 10h à 12h, nous accueillons les fonctionnaires, qui veulent s’initier à l’écriture de la langue. D’ici six mois, nous aurons des résultats probants.

Parlez-nous de l’équipe qui vous accompagne dans ce projet pédagogique.

Nous avons un spécialiste en apprentissage des langues, expert à la société internationale de Linguistique, Toualy Martin. Nous avons également un spécialiste en informatique, concepteur de logiciels d’application destinés à l’enseignement en ligne, Bérenger Kouassi, et trois dames pour les cours d’alphabétisation.

Pour mener à bien ce projet, quelles sont vos attentes ?

Nos attentes sont réelles. Parce que l’arbre qui supporte seul la tempête finit par céder. Le personnel a besoin d’assurer son quotidien, nous avons besoins de financement pour les projets des femmes, après la formation.

Nous comptons faire éditer des documents, élaborer également des tableaux alphabétiques, dans chaque langue, qui ont des sons, des lettres spécifiques, pour étendre nos actions vers d’autres contrées, en termes d’enseignement et de sensibilisation. C’est donc de bon aloi que des soutiens nous parviennent. A cet effet, nous comptons nous tourner vers le Conseil économique, social, environnemental et culturel.

En dehors de l’Etat, envisagez-vous vous tourner vers d’autres structures ou institutions de la place ?

Tout à fait. Nous comptons nous approcher de certaines structures, mais avec des projets concrets susmentionnés, avant d’aller vers elles, afin d’espérer obtenir des financements.

Dans cette politique de valorisation des langues, depuis 2001, l’Etat a initié le Projet Ecole intégrée (PEI). A ce jour, il est fait état de 36 écoles pilotes avec 11 langues enseignées au primaire, du CP1 au CE1, pour apprendre aux enfants à lire et compter. En tant qu’acteur clé, que pensez-vous qu’il reste encore à faire, pour aider au succès de cette mission ?

C’est un projet qui a été initié, suite à l’expérience concluante du Pr Saliou Touré. Vu le bien qui a été dit du projet, il doit être étendu à l’ensemble du pays. Mais il ne faut pas juste se servir de nos langues pour faciliter l’assimilation des connaissances classiques. Dans ces conditions, les langues locales, qui sont notre âme, un trésor, des piliers de développement, servent de faire valoir. Donc il faut qu’on pense plutôt à enseigner ces langues tout court, du CP1 à l’Université, comme cela se fait ailleurs.
On dit qu’il y a plusieurs langues. Mais ça, c’est un faux problème. On peut faire en sorte que chaque Région enseigne les langues locales dominantes. Ensuite, au niveau national, selon les propositions de l’ILA, on peut prendre une langue par aire linguistique.

La francophonie même, qui promeut le français, a décidé de mettre en place le projet ELAN, Ecoles et langues nationales en Afrique, pour aider à relever le niveau des apprenants. Il faut donc associer au PEI l’ELAN.

Parlant du projet ELAN, la première phase s’est déroulée de 2013 à 2015, suivie de la seconde, qui s’est déroulée de 2016 à 2018. Par rapport à cette mission d’envergure à mener, qu’attendez-vous des autorités ?

Le projet ELAN, comme le PEI, ont montré que les langues locales sont incontournables à une meilleure scolarisation en Afrique. Ils ont déjà montré leur valeur, donné des résultats probants. Il ne reste que la volonté politique, pour impulser tout le reste. Grâce à ces langues, les enfants arrivent à faire des calculs, bien assimiler les enseignements dans nos villages. Et même là où il n’y a pas de projet ELAN, de PEI, les instituteurs s’appuient sur les langues locales, pour mieux faire passer le message. Ce qui d’ailleurs maintient l’enfant en classe, fait qu’il ne se dépayse pas,

Face au modernisme, dominé par la montée en puissance des langues étrangères, que suggérez-vous, en vue de surmonter ces obstacles?

Je pense que dans tous les cas, chacun est responsable, ce n’est pas seulement l’Etat. Que ce soit au niveau des familles, des collectivités territoriales.

Au niveau des familles, les enfants naissent et grandissent dans un environnement. Il faut les aider à mieux y évoluer, s’enraciner dans leur culture. Ne pas le faire, c’est tuer la mémoire de nos ancêtres, comme s’ils ne nous ont rien laissé. Je n’ai jamais vu un arbre grandir sans ses racines. Or les racines, ce sont notre culture, qui ne peut pas se faire aussi sans langue.

Au niveau des Conseils régionaux, ils doivent intégrer dans leurs programmes d’actions la création d’académies dédiées à la promotion des langues locales. Cela contribuera davantage à faire émerger le don mis en chaque personne, la langue.
Au niveau de l’Etat, il n’y a pas d’autres moyens que le recours à l’enseignement, pour la promotion des langues maternelles. Par le passé, l’éducation se faisait autour du feu. Maintenant, le feu n’existe plus, il est remplacé par l’école. Donc il est appelé à mettre spécialement en place, ne serait qu’un Etablissement public national (EPN), qui n’aura que cette mission à mener.
A la longue, le succès de cette politique d’enracinement culturel contribuera à résoudre le problème d’analphabétisme, d’identité, de perte de repère, d’arrêt des cours avant la date des congés et vacances scolaires, les actes d’incivisme observés tant en milieu scolaire que dans la société elle-même.

M. le président, nous sommes pratiquement au terme de notre entretien. Avez-vous d’autres messages à passer ?

Mon message, c’est de dire, à l’attention des parents, des autorités, que selon l’adage africain, un morceau de bois a beau séjourner dans le fleuve, mais ne deviendra jamais caïman.

Donc il faut que nous, Africains, nous prenions conscience de notre identité noire, avec les spécificités que Dieu nous a données. La première de ces spécificités, c’est notre culture, dont le souffle est la langue.

Si nous voulons avancer, nous devons enseigner nos langues, sans elles, quels que soient nos diplômes, nous restons analphabètes. Or quand on est analphabète, on devient sous-homme. Ce n’est pas en vain que Nelson Mandela disait que quand tu parles à quelqu’un dans une langue qu’il comprend, cela veut dire que tu parles à sa tête. Mais lui parler dans sa propre langue, c’est toucher son cœur.

A R

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