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Capitalisme et bien commun : pourquoi ce thème nous paraît essentiel

Pour sa huitième édition, le rendez-vous de référence du secteur privé africain a choisi comme thème central “Capitalisme et bien commun : un nouvel horizon pour le secteur privé africain”. Une manière de s’interroger sur le rôle des grandes entreprises africaines, dans un continent où les inégalités continuent souvent à se creuser, où les déséquilibres restent forts et où le risque environnemental grandit. Frédéric Maury, directeur éditorial de l’AFRICA CEO FORUM, explique les raisons de ce choix.

L’AFRICA CEO FORUM est le rendez-vous du secteur privé africain. Pourquoi avoir opté pour un thème qui paraît de prime abord sociétal ?

Frédéric Maury: L’AFRICA CEO FORUM a été créé il y a sept ans et a beaucoup évolué depuis son lancement fin 2012. En se structurant, il s’est aussi fixé des missions : être un accélérateur de business pour le secteur privé en Afrique, favoriser le dialogue public-privé et promouvoir le rôle citoyen et sociétal des entreprises africaines. Après avoir favorisé le dialogue public-privé notamment au cours de notre dernière édition, qui était centrée sur la Zone de Libre-Echange Continentale, le thème choisi pour l’édition 2020 du Forum répond à la fois à notre mission d’accélérateur de business et de promotion du rôle citoyen.

Même les secteurs traditionnels s’interrogent désormais sur la manière d’augmenter leur impact tout en augmentant leurs revenus.
Selon vous, il est possible de “faire des affaires” et de “faire le bien” en même temps ?

C’est sur ce point que la voix de l’Afrique doit apporter quelque chose de différent aux grands débats mondiaux. Car oui, sur le continent, il est possible de “faire des affaires” et de “faire le bien” en même temps. Les exemples sont de plus en plus nombreux : que fait Safaricom quand il crée MPesa si ce n’est lancer un nouveau business et doper l’inclusion financière des populations fragiles en même temps ? Que font les BBoxx et autres start-ups du solaire en Afrique si ce n’est développer un modèle d’affaires innovant tout en apportant la lumière dans des zones qui ne l’avaient pas ? Même les secteurs traditionnels s’interrogent désormais sur la manière d’augmenter leur impact tout en augmentant leurs revenus. C’est le cas par exemple des agro-industriels qui après avoir pendant des années importer massivement les ressources dont ils avaient besoin commencent à investir dans l’amont agricole au côtés des agriculteurs. Il existe énormément d’opportunités d’investissement en Afrique dans des secteurs à fort impact. Le cabinet de conseil en stratégie Dalberg estime ainsi comment l’investissement dans des activités correspondant aux objectifs de développement durable en Afrique pourrait débloquer des opportunités commerciales de 2 000 milliards de dollars par an.

S’agira-t-il pendant l’AFRICA CEO FORUM 2020 de parler de RSE ?

Non, en tout cas, pas comme on l’entend classiquement. La RSE a été pendant longtemps la bonne conscience des grandes entreprises. Il s’agit pour nous de discuter d’un changement de modèle : si le secteur privé doit ou pas placer cette responsabilité sociétale au coeur de sa stratégie, au même rang que la croissance et les profits. Et si oui, si c’est possible et comment ? De grandes entreprises africaines, comme Mauritius Commercial Bank ont placé ces objectifs au coeur de leur modèle avec une stratégie comme Success beyond numbers qui interroge l’entreprise sur sa responsabilité dans des domaines clés comme l’impact local, la fabrication sur place, etc.

Un grand nombre d’Etats africains ont failli jusqu’à présent dans leurs missions sociales et environnementales. Le privé peut les aider à atteindre certains objectifs.
Les entreprises doivent-elles se substituer aux Etats ?

Evidemment, non. Mais la réalité est là : à travers le monde, l’influence des Etats a considérablement reculé avec la mondialisation. Qui est plus influent aujourd’hui ? Amazon, Google ou les Etats-Unis ? Quand on y réfléchit, la réponse n’est pas aussi claire. En Afrique, la situation est un peu différente : un grand nombre d’Etats africains ont failli jusqu’à présent dans leurs missions sociales et environnementales. Le privé peut les aider à atteindre certains objectifs, car il est en Afrique souvent plus efficace que les administrations. Quoiqu’il en soit, le sujet n’est pas de substituer mais de faire des partenariats et d’inciter le secteur privé à jouer un rôle dans l’inclusion des jeunes ou des femmes, dans la création d’emplois stables, dans le passage aux renouvables ou la lutte contre la dégradation environnementale.

Concrètement, quels sont les sujets précis qui seront discutés ?

J’en citerai quelques-uns. Le premier est clair : comment intégrer ces nouvelles dimensions dans le modèle économique des grandes entreprises, avec un engagement au plus haut niveau et non au niveau d’un département RSE souvent lié à la communication… Ensuite, dans le domaine des mines, nous aborderons ce qui est aujourd’hui selon Ernst & Young le premier danger pour les opérateurs du secteur : les risques qui pèsent sur leurs droits à opérer, qu’ils soient d’origine sociale ou environnementale. L’un des débats du Forum portera également sur la fin des ressources naturelles fossiles et la manière dont l’Afrique peut s’y adapter. Sachant que ce sujet est loin de faire l’unanimité comme le rappellent les propos récents d’une vingtaine de ministres africains réaffirmant ne pas vouloir se passer de leurs hydrocarbures pour favoriser leur développement économique et répondre à leurs besoins énergétiques. Nous aurons aussi une session sur le sourcing local qui est un sujet désormais brûlant pour les agro-industriels opérant en Afrique. Là encore, il s’agira au final pour ces acteurs de “faire le bien”, en contribuant à l’indispensable modernisation de l’amont agricole, et de “faire des affaires” car produite localement, cela veut dire limiter sa dépendance aux devises et aussi accroître son influence. Dernier exemple : le partenariat entre grandes entreprises et les start-ups, ce qu’on appelle parfois le “corporate venturing”. C’est un phénomène qui explose en Afrique car l’intérêt est mutuel : les start-ups y trouvent des financements qui restent rares sur le continent et les grandes entreprises voient dans les jeunes pousses un moyen d’accélérer l’innovation et du coup, d’augmenter leur impact dans de nombreux domaines.

S’interroger sur la responsabilité sociétale du secteur privé africain peut paraître décalé quand on voit que ce même secteur privé est l’un des moins développés au monde…

C’est certain et c’est d’ailleurs ce que certains des grands patrons à qui nous parlons régulièrement nous ont dit. Il est vrai que le secteur privé africain, bien qu’en plein développement, reste fragile et est confronté à toute une série de défis que relève bien le grand sondage annuel que nous faisons, l’AFRICA CEOs SURVEY. Le premier de ces défis est le climat des affaires. Mais l’Afrique n’est pas isolé du monde. Le capitalisme mondial est traversé par des ondes de choc : la croissance des inégalités, l’émergence du risque climatique, les révolutions technologiques et la résurgence du protectionnisme. Sa mutation est en cours, comme le rappellent les écrits à succès de Thomas Piketty ou les analyses de Joseph Stiglitz. L’Afrique doit s’emparer de ce débat, réfléchir à son rôle et regarder la réalité en face en se posant certaines questions : doit-il placer parmi ses priorités stratégiques la lutte contre la croissance des inégalités, les combats environnementaux, la création d’emplois , l’intégration des jeunes générations ? Comment peut-il concilier ces objectifs avec les enjeux de compétitivité ? Comment faire de la lame de fond numérique un accélérateur d’impact ?

En 2019 à Kigali, l’AFRICA CEO FORUM avait placé au coeur des débats la ZLEC et surtout le rôle du secteur privé dans l’accélération de l’intégration économique en général et la création de ce marché commun en particulier. Le sujet sera-t-il à nouveau traité ?

Bien sûr. L’intégration économique, la création de nouveaux champions africains comme Ethiopian Airlines ou Ecobank est une nécessité pour le renforcement du secteur privé africain. L’AFRICA CEO FORUM est la seule plateforme aujourd’hui ayant une légitimité suffisante pour porter la voix du secteur privé dans les débats autour de la ZLEC. Nous continuerons à nous y atteler, notamment via une session consacrée au trade finance, qui se réduit en Afrique alors qu’il est un élément indispensable à l’accélération des échanges intra-africains.

Y-aura-t-il d’autres nouveautés dans le programme ?

D’abord, il y aura beaucoup d’autres sujets traités, correspondant aux grands enjeux sectoriels, et nous continuerons aussi à organiser des tables rondes de travail avec des privés, des ministres, des financiers autour de grands enjeux public-privé. Nous mettrons aussi davantage en lumière les transactions qui se nouent grâce au forum : avec plus 1000 CEOs de grandes entreprises africaines, la plupart des dirigeants de grandes institutions financières africaines et internationales, l’AFRICA CEO FORUM est un lieu où les deals qui font avancer les économies africaines naissent ou se finalisent. Et il y aura en effet, quelques nouveautés. Je citerais la poursuite de notre travail autour des Family Business africains, travail débuté à Kigali cette année et qui a rencontré un immense succès. La croissance et la modernisation des entreprises familiales du continent sont essentielles pour l’accélération de la croissance tirée par le secteur privé. Nous allons pour la première fois réunir la communauté des entreprises publiques africaines autour d’une session dédiée. Elles ont un poids essentiel en Afrique et sont souvent en pleine transformation. Il est tout à fait possible d’avoir davantage de champions étatiques africains comme Ethiopian Airlines ou OCP. Nous aurons aussi une session autour des mégalopoles africaines, un enjeu majeur car elles concentrent l’essentiel des richesses africaines. Pour le reste, je n’en dis pas plus. Le programme sera révélé en détails au cours des semaines à venir.

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